Ceux qui n’avaient pas peur (ch. 5 – part. 1)

Assise sur son lit, sous la lumière blême de l’aube naissante, Éléonore essayait de retrouver son souffle. Elle avait beau connaître la douleur qui l’avait tirée du sommeil, elle savait qu’elle ne pourrait jamais s’y habituer tant elle était violente. L’intensité des spasmes qui la traversait était telle qu’elle lui ôtait toute capacité de penser, de raisonner. Elle était comme prisonnière de sa souffrance.
La première fois qu’elle avait eu ses règles, elle avait d’ailleurs cru mourir, tant la douleur était montée rapidement. Elle gardait encore aujourd’hui un souvenir terrifiant de cette journée. Cet événement l’avait d’autant plus traumatisé qu’elle n’avait jamais été malade et faisait la fierté de son père qui vantait « sa santé de fer ». Ce matin-là, Margot Gaverand, sa mère lui avait passé de l’eau glacée sur le front et l’avait rassurée avec des mots apaisants. Voyant que la détresse de sa fille se prolongeait, elle avait fini par sortir un flacon de laudanum, et lui avait prodigué quelques gouttes sur un sucre. L’effet avait été immédiat. Presque trop pour Madame Gaverand, qui savait tous les maux bien plus graves que pouvait provoquer ce médicament opioïde. Quelques jours plus tard, elle lui avait montré comment, avec un linge installé dans une ceinture sanitaire, elle pouvait continuer à vivre pendant les quelques jours que duraient ses pertes.
Après de longues minutes passées tordue sur elle-même, l’intensité de la douleur diminua. Un jour ordinaire, elle serait restée alitée, puis après avoir pris des antidouleurs, elle aurait marché lentement, péniblement, jusqu’à L’Humanité. Sauf que ce jour n’avait rien d’ordinaire. Ce dimanche 25 mai promettait de la clameur et du bruit : plusieurs dizaines de milliers de personnes étaient attendues au Pré-Saint-Gervais. Ce jour était aussi celui que la jeune fille avait choisi pour renoncer à ses peurs, pour se mêler à une foule inconnue et oublier son expérience malheureuse aux magasins Dufayel. Malgré la douleur, malgré la chaleur accablante qu’elle sentait monter, Éléonore n’entendait pas renoncer. Si c’était le prix à payer pour s’affranchir de ses craintes, elle avait décidé qu’elle était prête à le payer. « Mais pourquoi faut-il autant souffrir pour être une femme », ne put-elle s’empêcher de murmurer.
Une heure plus tard, sa toilette effectuée, elle s’habilla d’une longue robe verte qui descendait presque jusqu’à ses pieds et cachait l’essentiel de ses formes par sa coupe large, puis se coiffa de son habituel chapeau de feutre beige. Elle avait beau avoir pris son temps, elle avait le souffle court et sentait le sang battre dans ses tempes. Incapable de manger, elle n’avait seulement pu boire qu’un verre d’eau. « Il ne manquerait plus que je vomisse pendant le discours de Jaurès », se dit-elle. Cette seule idée lui fit honte.

Elle ferma les yeux. Elle savait qu’elle allait enfreindre une des règles les plus strictes que lui avait enseignée sa mère. S’approchant de la commode, elle ouvrit le tiroir du bas, celui où elle rangeait ses sous-vêtements, et les poussant de la main, elle attrapa un linge, dont elle sortit, emmaillotée, la bouteille de laudanum. Ouvrant le bouchon, elle porta la bouteille à sa bouche, et s’en versa une gorgée qu’elle avala d’un trait. L’alcool la fit tousser : elle détestait ce goût. Elle se rinça la bouche à l’eau claire puis s’allongea sur son lit, le temps que le produit fasse effet.

Sans s’en apercevoir, ses pensées commencèrent à dériver. À travers ses yeux mi-clos, elle vit des formes noires entrer dans sa chambre et s’agiter autour de son lit. Elle essaya de les chasser de la main comme on chasse la fumée d’une pièce enfumée, mais les formes continuaient à se faire plus précises. Elle n’avait d’ailleurs plus la force de lever son bras pour les éloigner. Les formes se changèrent en hommes, aux visages austères et graves. Avec leur col amidonné serré autour de leur cou, ils la dévisageaient d’un air réprobateur, lui reprochant une faute qu’elle ne connaissait que trop bien. « Vous venez pour la robe ? Reprenez-la », leur dit-elle dans un demi-sommeil. Les visages s’animèrent d’un sourire moqueur. la tête lui tournait. « Que voulez-vous alors ? ». Ils se penchèrent davantage vers elle, lui arrachant un cri de peur. Ce sursaut la ramena à la réalité.

« Combien de temps ai-je dormi », s’écria-t-elle. Elle constata avec panique que l’heure du rendez-vous était presque passée. Se levant en hâte, elle se pressa hors de son gourbi pour rejoindre ses collègues de L’Humanité. Sur la route, elle sentit que la tête lui tournait encore, mais constata avec plaisir qu’elle était délivrée, pour le moment, de l’étreinte de ses règles.

Devant L’Humanité, un petit groupe d’hommes, habillés de simples chemisettes et de pantalons de toile légers semblaient l’attendre. Le plus petit d’entre eux, l’air sérieux et les lèvres pincées se tourna vers elle.
— Mademoiselle Gaverand, je suis Eugène Duchard.
— Bonjour Monsieur, toutes mes excuses pour ce retard.
— L’essentiel, c’est que vous soyez là. Par contre, je vois que vous n’avez rien prévu à boire ou à manger ? Heureusement, nous avons l’habitude, nous trouverons sûrement un petit quelque chose à partager avec vous.
Rougissant instantanément à cette pique à peine voilée, Éléonore s’excusa à nouveau. Elle ne pouvait détacher son regard de son crâne chauve et brillant. Il lui faisait penser à un crustacé monstrueux.

— Bien en route, nous allons prendre la ligne 7, à Le Peletier. Vous avez des billets sur vous Mademoiselle Gaverand ?
— Oui, monsieur.
— Il n’aurait plus manqué que ça.
Il tourna les talents d’un ton sec, entraînant le groupe à sa suite.

— Une vraie peau de vache hein. Je m’appelle Guillaume Moynard.
Celui qui venait de lui adresser la parole était un garçon d’une trentaine d’années, qui s’était portée à sa hauteur. Son nez étonnant court et retroussé la mit instantanément mal à l’aise. Sa taille aussi. Il était très grand, plus d’un mètre quatre-vingt-cinq et flottait dans ses vêtements. Mais mieux valait passer sa journée avec un raseur que seule, aussi lui répondit-elle poliment, avec un grand sourire.
— Ça oui ! Vous travaillez avec lui ?
— Pas directement. J’écris des papiers sur l’industrie. L’automobile en particulier, mais aussi l’aviation. C’est passionnant les avions, le transport du futur !
— Vous croyez ? J’ai l’impression que c’est surtout terriblement dangereux.
— Pour l’instant. Mais attendez que la technologie progresse. Tout le monde en aura un, et un bout de terrain suffira pour décoller. Pensez : voyager à plus de 200 km/h, passer au-dessus des montagnes et des rivières… Quelle façon incroyable de se déplacer.
— C’est bien beau, mais s’il n’y a qu’une seule personne à bord, ce n’est pas très utile. Le train et le bus ont encore de beaux jours devant eux. Mais c’est vous l’expert. Seulement, je ne sais pas si je serais très rassuré dans ces aéronefs.

Arrivés au métro, Moynard l’accompagna dans la rame, puis s’assit à côté d’elle et reprit la conversation.
— Qu’est-ce que ça fait de côtoyer au quotidien notre illustre directeur ? Il n’est pas trop… amical ?
— Que voulez-vous dire par là ?
— Ne vous a-t-il jamais posé la main sur l’épaule ?
— Non, je ne crois pas, hésita-t-elle.
— Il doit avoir la vue qui baisse… En tout cas, nous sommes nombreux à vous regarder virevolter dans son bureau avec une pointe de jalousie.
— Je ne virevolte pas voyons. Mon travail est des plus sérieux. Mais il est vrai que je pourrais passer voir comment travaillent les journalistes. Je ne sais rien de comment vous créez le journal.
— Cela rendrait nos journées plus lumineuses.
— Alors, si je peux rendre un ami heureux, comptez sur une visite prochaine de ma part jusqu’à votre machine à écrire !
D’un inconnu repoussant quelques minutes plus tôt, elle faisait déjà un ami fidèle, sans même s’en étonner. Légère, emporté par le souffle qui s’engouffrait par les fenêtres ouvertes du métro, Éléonore n’avait jamais connu un tel état de béatitude. Elle se sentait audacieuse.

La foule se faisant plus pressante et animée de stations en stations, ils durent se lever, puis se rapprocher l’un de l’autre. Guillaume se colla à elle, d’un geste protecteur, mais légèrement accentué. L’absence de réaction de la jeune fille, qui affichait un sourire béat l’intrigua.
— Vous allez bien, je ne vous écrase pas trop ?
— Parfaitement bien Guillaume, merci de demander. Les gens sont tellement égocentriques dans les transports. Comme s’ils n’existaient que pour eux-mêmes.
Tout en opinant, Guillaume ne pouvait s’empêcher de s’étonner du comportement de la jeune fille. Alors qu’elle avait toujours semblé si réservée au journal, voilà qu’il découvrait quelqu’un de gai et malicieux. Quelqu’un surtout qui ne semblait pas insensible à son charme. Une bonne humeur soudaine le saisit. Le bonheur de connaître l’amour allait-il enfin s’offrir à lui ? Alors qu’il n’avait connu à ce jour que les prostituées des Grands Boulevards. Une idée en en appelant une autre, un doute le saisit. Il planta alors son regard dans les yeux d’Éléonore, y distinguant tout de suite à quel point ses pupilles étaient rétrécies, ne formant qu’une goutte noire perdue dans une mer bleue. Sa joie fut gâchée en un instant. Il ne connaissait que trop bien les symptômes que présentait Éléonore pour les avoir déjà vus sur de nombreuses filles à passes, souvent couvertes de bleus, et pourtant capable de continuer à subir les assauts de leurs amants d’un soir. « Ainsi, même la protégée du patron ne vaut pas mieux qu’une catin, se dit-il furieusement, vexé d’avoir pu croire une seconde qu’elle pût s’intéresser à lui. C’est donc comme telle que je vais la traiter, avant ce soir, je me jure qu’elle connaîtra mon vit cette poufiasse. »
Masquant la colère et le désir qui s’étaient allumés en lui comme un feu dévorant tout sur son passage, il accentua encore la pression de son torse contre le dos de la jeune fille, tout en lui glissant à l’oreille :
— N’ayez crainte, nous sommes bientôt arrivés.
— Une chance, je ne crois pas que nous aurions pu accueillir une personne de plus dans cette rame. Je n’imaginais pas que nous serions si nombreux.
— Et vous n’avez encore rien vu !

Enfin, l’étouffant trajet se conclut par l’arrivée à la station Pré-Saint-Gervais. Une foule euphorique s’élança alors hors du métro, entraînant Éléonore et Guillaume jusqu’à l’air libre.
Il n’était pas encore 11 heures mais pourtant, conformément à ce qu’avait annoncé le garçon, toute la rue qui menait à la butte où devaient se tenir les discours était déjà noire de monde. Des vendeurs à la sauvette avaient installé leurs stands, et proposaient à boire, à manger et même des chapeaux pour se protéger du soleil. Surprise par cette atmosphère de fête, Éléonore ne savait plus où porter le regard
— Tout Paris semble rassemblé. C’est incroyable ! Et dire que Monsieur Jaurès va parler devant cette foule. Je n’imaginais pas à quel point il était populaire…
Toute son attention était accaparée par ce mouvement qui l’entraînait, tel un branchage emporté par un torrent. Elle n’avait surtout rien remarqué de l’attitude de son compagnon. Il l’avait saisie par la main et elle s’était laissé entraîner bien volontiers, se mêlant aux badauds.
Rapidement, les immeubles laissèrent place à une vaste butte, où des groupes épars s’étaient formés. Si certains s’étaient assis dans l’herbe et commençaient à se restaurer, la plupart convergeaient vers ce qui semblait être le cœur du rassemblement. Des chants, des rires montaient de tous côtés.
— Je crois que nous avons perdu notre groupe, finit par dire Éléonore.
— Nous ne pourrons pas les retrouver, je le crains.
Guillaume s’était laissé volontairement distancer. À sa grande satisfaction ses collègues ne s’étaient jamais retournés. Il les distinguait encore au loin, mais seuls leurs chapeaux émergeaient encore.
— Vous ne pensez pas qu’ils vont s’inquiéter dit-elle dans un éclair de lucidité
— Ils ont dû voir que je vous escortais et ce seront dit que j’étais de taille à vous défendre.
— C’est de cela dont il est question aujourd’hui ? Faut-il se défendre, faut-il se préparer à la guerre ?
— Se faire trouer la peau par d’autres gugusses comme nous qui n’ont rien demandé à personne, non merci !
— Vous voulez bien me défendre, mais pas défendre la mère patrie en somme, dit-elle d’un ton taquin.
— La question n’est pas là, je ne refuse pas de défendre la patrie, je refuse qu’on fasse la guerre. Nous n’avons plus l’Alsace-Lorraine ? Et alors ? Les pauvres bougres qui vivent là-bas ne sont pas malheureux. Alors que si leurs champs de blé se transforment en champs de bataille, je ne pense pas qu’ils seraient ravis.
— Mais ces terres sont à nous.
— Nous ? Bien sûr qu’elles sont à nous, le peuple ! Mais nous pouvons être aussi bien Français qu’Allemand, qu’est-ce que ça change ? La langue ? Et après ?
— Nous n’avons pas la même histoire !
— Allons, bien sûr que si. Charlemagne était autant allemand que français. Est-ce que j’irais tuer mes frères, mes compatriotes ? Vous entendez ces chants autour de nous. Écoutez, écoutez et vous comprendrez pourquoi nous sommes si nombreux rassemblés ici.
Se rapprochant d’un groupe qui agitait des drapeaux rouge sang, Éléonore se prit à répéter à mi-voix les paroles qui sortaient de dizaines de gorges, faisaient vibrer l’air d’une rage sourde.

Légitim’ était votre colère,
Le refus était un grand devoir.
On ne doit pas tuer ses père et mère,
Pour les grands qui sont au pouvoir.
Soldats, votre conscience est nette :
On n’se tue pas entre Français ;
Refusant d’rougir vos baïonnettes
Petit soldats, oui, vous avez bien fait !

Salut, salut à vous,
Braves soldats du 17ème ;
Salut, braves pioupious,
Chacun vous admire et vous aime ;
Salut, salut à vous,
A votre geste magnifique ;
Vous auriez, en tirant sur nous,
Assassiné la République.

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